Portrait de Georges Brassens
Georges Brassens
(Portrait par Silvio Tomasoni)

Certains critiques, particulièrement dénués de sensibilité musicale, ont déprécié les compositions de Brassens. Jacques Brel et René Fallet avaient d’ailleurs vigoureusement défendu le chanteur sétois face à ses détracteurs ¹.

Pour approfondir la question, il faut d’abord se demander s’il existe un critère d’évaluation objectif de la création musicale en général, et des musiques de Brassens en particulier. Il semblerait que non, comme c’est le cas pour d’autres formes d’expression artistique. Nous devons donc nous référer à l’histoire de l’esthétique musicale pour savoir comment le problème a été abordé par le passé.

D’après les théories notoires d’Eduard Hanslick, un musicologue autrichien actif durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, la création musicale ne peut pas être l’expression de sentiments, contrairement aux idées que défendaient les romantiques et le philosophe Hegel: elle suscite tout au plus des émotions chez les personnes auxquelles la création s’adresse; des émotions qui varient selon la sensibilité, la prédisposition ou l’état d’esprit de l’auditeur.

Il n’est donc pas étonnant qu’Hanslick ait été un admirateur de Brahms, réputé “néoclassique”, et un adversaire de Wagner, “néoromantique”.

Il est certainement excessif d’invoquer Hegel, Brahms et Wagner, mais vous conviendrez avec moi que mettre en contrepoint néoclassicisme et néoromantisme est bien utile pour évaluer toute œuvre musicale, y compris celle de Brassens. De la même manière que j’affirme que son œuvre littéraire (les textes de ses chansons) est imprégnée d’un fort anti-romantisme et clairement, formellement néoclassique, je suis convaincu que sa production musicale est de cet ordre.

Il arrive souvent que les compositeurs, surtout ceux qui travaillent pour le grand public, jouent sur le sentimentalisme romantique et le “mélodisme” à outrance. De nombreux chanteurs interprètes sont absolument ravis d’exhiber leurs talents avec des vocalises, des trilles à effet et des aigus en fin de phrase, car l’étalage de leur tessiture leur permet à coup sûr d’arracher les applaudissements de la foule…

Le style de Brassens, pour ce qui est de la composition et de l’interprétation, est sobre. Il se trouve aux antipodes de la tradition romantique-mélodique, ce qui a fait dire à certains que ses musiques sont monotones, répétitives et invariablement soutenues par la pompe manouche, c’est-à-dire le “pom pom” créé par les accents rythmés ou le tempo frappé sur sa guitare et la contrebasse de Pierre Nicolas. La voix du chanteur, en réalité, ne monte pas au milieu d’une envolée de cuivres, bois et percussions, et ne se pose pas non plus suavement sur un tapis de violons, violes et violoncelles: les chansons que chante Brassens (aussi bien sur disque qu’en concert) ne sont pas orchestrées, parce qu’il n’y a pas d’orchestre.

Brassens préfère, de son propre gré, dire, raconter ses histoires plutôt que les chanter, et les confie en grande partie à la musicalité de ses vers et de ses strophes. Certaines de ses chansons sont de vraies cantilènes et s’appuient sur deux accords, parce que le récit doit suivre une cadence régulière, sans fioritures, contrepoints, ornements ou autres pirouettes musicales qui viendraient l’affecter. D’autres, en revanche, bien que très entraînantes sur le plan narratif, sont soutenues pas des progressions harmoniques très complexes et incroyablement riches (je pense par exemple à la chanson Le fantôme, qui nécessite pour son exécution à la guitare de faire 180 changements d’accord).

Dans tous les cas, la musique (dans son sens large, comprenant composition et mélodie) est au service du texte et ne se superpose jamais à lui. Brassens dit à ce propos: «Les gens croient que ma musique est inexistante, et c’est ce que je veux, je veux qu’elle soit très discrète, comme de la musique de film». Il souhaite par-là que ses musiques et ses mélodies soient le moins encombrantes possible, ce qui ne veut pas dire inexistantes, ni accessoires. En réalité, il suffit de prêter attention à ces mélodies en dehors du contexte de la performance musicale, ou dans un arrangement purement instrumental, pour y trouver une originalité et une beauté extraordinaires. Cela est particulièrement évident dans les interprétations de Brassens proposées par Yves UzureauTonton Georges TrioGiants of Jazz ²Décal’çons et bien d’autres.

Une des caractéristiques des chansons de Brassens est que leurs musiques sont pratiquement toujours des musiques de danses et, qui plus est, de danses archaïques, bien antérieures aux danses en vogue à son époque : polkas, mazurkas, valses-musettes, swing-musettes, fox-trot, one-steps, petites marches, sardanes, javas. Et puis, à tous ces rythmes faisant partie du patrimoine folklorique de la chanson populaire française, viennent s’ajouter les tarentelles qui, elles, n’ont rien à voir avec les mélodies françaises. C’est justement cela que j’ai voulu approfondir.

La présence de toutes ces tarentelles dans le répertoire de notre poète était perçue comme une énigme qui fut rapidement résolue quand Brassens lui-même, dans une interview ³, déclara que sa mère était « napolitaine » : tout le monde adopta l’idée selon laquelle Brassens, fils d’une napolitaine, avait hérité d’elle son goût pour la tarentelle de Naples.

En ce qui me concerne, cependant, il y avait quelque chose qui ne cadrait pas dans ce syllogisme. En réalité, à part le rythme de certaines tarentelles, il m’a toujours semblé qu’il n’y avait aucun élément de ressemblance entre le genre musical de Brassens et les caractéristiques stylistiques de la chanson napolitaine, à savoir un sentimentalisme romantique, une importance marquée accordée à la mélodie, un vocalisme à gorge déployée qui se termine de façon presque systématique par des aigus. Mais on ne retrouve rien de tout cela chez Brassens.

Pour continuer ce récit sur les tarentelles de Brassens, je dois préciser que, depuis la fin des années ’80, j’ai choisi comme lieu de vacances et d’étude une localité en France qui se trouve à quelques kilomètres de Sète, la ville natale de Brassens. À Sète, naturellement, tout parle de Brassens et il s’y déroule également des manifestations en son honneur dont je suis amateur, et même quelquefois animateur. À Sète toujours, je suis devenu proche d’amis et de familiers du poète. Parmi les amitiés qui me sont les plus chères, il y a celle qui me lie à Georges Granier, cousin germain de notre Georges Brassens. Il est le fils de Louise Fernande Dagrosa, la sœur cadette d’Elvira, la mère de Brassens. Georges Granier habite actuellement la maison natale de son célèbre cousin avec toute sa famille. J’ai été reçu chez eux tout comme les Granier ont été reçus chez moi.

Un jour Granier me dit : « Tu sais, nos grands-parents ne venaient pas exactement de Naples, mais d’un village voisin : Marsico… Marsico Nuovo. » A ce moment-là, tout est devenu clair, même le problème des tarentelles de Brassens. Par bonheur, je connaissais ce nom. Il s’agit d’un village de la Basilicate (ou, comme la région est aussi connue, de Lucanie) dans la province de Potenza, à l’entrée de la Vallée d’Agri, à une heure de route de la localité où je suis né et où, de temps en temps, je vais passer des vacances. Je n’avais pas vraiment prévu d’aller visiter si vite la Basilicate, mais je pris mes dispositions et quelques semaines plus tard, j’étais à Marsico Nuovo. Sur place, grâce à mon ami le Professeur Antonio Colangelo, nous avons eu accès aux archives de l’état civil de cette commune.

En les confrontant avec d’autres informations recueillies à Sète, voici quels renseignements nous avons pu collecter :

D’Agrosa [en France Dagrosa] Michele, grand-père maternel de Brassens, est né à Marsico Nuovo (lieu-dit Il Casale) le 10.04.1856. En Italie, il est paysan. En France, il est d’abord peintre en bâtiment, puis journalier. Il épouse Dolce Maria Augustalia en 1879. Il a sept enfants (deux garçons et cinq filles) dont ne survivront que trois filles. Il émigre en France, à Sète (qui alors s’écrivait Cette), probablement vers 1880, avec sa femme, sa belle-mère et sa fille nouveau-née Antonetta. Il meurt à Sète le 01.03.1916.

Dolce Maria Augustalia, grand-mère maternelle de Brassens, est née à Marsico Nuovo le 10.05.1862. Elle épouse Michele Dagrosa à 17 ans. En 1880, elle émigre en France avec son mari, sa mère Matera Mariantonia (née en 1842), et sa petite fille nouveau-née Antonetta. Elle meurt à Sète le 12.03.1926.

Agrosa Antonetta [sic dans le certificat de naissance de Marsico Nuovo], fille aînée de Michele et Maria Augustalia, est née à Marsico Nuovo le 22.06.1880. Elle émigre en France à peine née avec ses parents et sa grand-mère maternelle. Dans une note en marge du certificat de naissance de Marsico Nuovo, on lit que « Agrosa Antonetta a célébré son mariage avec Fanato (ou Ianato ?) Ferdinando Antonio à Cette… ». Son neveu, Georges Granier me le confirme, mais il ajoute que le mariage n’a duré que quelques semaines. Son divorce obtenu, Antoinette va à Paris comme assistante de vie auprès d’un couple de personnes âgées, dont elle reçoit en usufruit à leur mort l’appartement (sis 173 rue d’Alésia à Paris 14ème) qu’elle transforme en pension de famille. Elle y accueille même son neveu Georges Brassens durant son premier séjour parisien (1940-1943). C’est là que Georges découvre de nombreux livres de littérature qu’il dévore ainsi qu’un vieux piano sur lequel il commence à composer ses chansons. Tante Antoinette meurt en 1946.

Dagrosa Annunziata, fille de Michele et Maria Augustalia, est née à Sète le 23.05.1886. Le 26.05.1886, son père demande son inscription à l’état civil de Marsico Nuovo. Elle lui est accordée par décret du Procureur du Roi, de Potenza, plus de trois ans après, le 02.10.1889. Par téléphone, je communique cette découverte à Georges Granier, avec la certitude qu’il s’agit de sa mère. Granier me dit que sa mère s’appelait Louise Fernande et qu’elle est née plusieurs années après. Il ajoute qu’il n’a jamais entendu parler de cette présumée tante. Quelques semaines plus tard, je reviens à Sète où je découvre que Annunziata Dagrosa est morte le 07.12.1887 à Sète à l’âge d’un an seulement et deux ans avant d’obtenir la nationalité italienne. Sans commentaire.

Dagrosa Elvira, mère de Brassens, est née à Sète le 18.11.1887. À la même date, son père Michele en France demande que sa fille soit inscrite à l’état civil de Marsico Nuovo. Le cheminement bureaucratique du dossier se conclut par un décret du Procureur du Roi de Potenza le 09.04.1891 et Elvira, le même jour, devient citoyenne italienne (même si elle ne viendra jamais en Italie). En 1912, elle épouse Alphonse Compte, tonnelier, avec lequel elle a une fille, Simone. Devenue veuve en 1915, Elvira épouse en secondes noces, en 1919, Jean-Louis Brassens. Leur fils, Georges Brassens, naît le 22.10.1921. Elvira meurt le 31.12.1962.

Dagrosa Louise Fernande, troisième fille ayant survécu de Michele et Maria Augustalia Dolce, est née le 21.10.1898. Il n’est aucunement fait mention d’elle dans les archives de l’état civil de Marsico Nuovo (de toute évidence, son père avait définitivement renoncé à revenir en Italie). Elle épouse un homme qui présente très vite de graves problèmes de santé. À Sète, elle tient une petite charcuterie pour gagner sa vie. C’est pourquoi son fils Georges Granier va passer de longs séjours chez son oncle et sa tante, Jean-Louis et Elvira Brassens, partageant de ce fait la chambre du futur chanteur compositeur, de sept ans son aîné. Louise Fernande meurt le 27.04.1957. En plus des quatre filles dont nous venons de parler, les époux Michele et Maria Augustalia ont eu trois autres enfants, tous nés à Sète et morts en bas âge : Jean (18.12.1881 – 24.07.1883), Emilie (26.10.1883 – 30.06.1884), ainsi qu’un autre Jean (30.06.1892 – 05.06. ??).

Mais revenons encore un peu dans le Sud de l’Italie pour parler de tarentelle.

Vous savez probablement tous que le mot tarentelle est le diminutif de taranta, terme dialectal méridional qui signifie tarentule et qui désigne cette grosse araignée noire dont la morsure provoquait des convulsions dues à une sorte de possession du sujet qu’on disait alors « tarantolato » ou « tarantato » c’est-à-dire sous l’influence de la tarentule. Pour faire revenir le possédé à son état normal, il fallait faire une danse rituelle libératoire qui, d’ailleurs, pouvait durer des journées entières. Cette araignée dite tarentule semblait être surtout présente dans la zone de Tarente essentiellement.

Voilà pour la légende, mais que nous dit l’histoire ? La naissance de la tarentelle, avec les caractéristiques que nous venons d’illustrer, remonte au XVIème siècle même si d’aucuns pensent que ce phénomène plonge ses racines dans les anciens cultes orgiaques de la Grande Grèce dédiés à Dyonisius. Il se diffuse à partir des Pouilles et envahit les régions limitrophes : Basilicate, Calabre, Campanie. Il va jusqu’à frôler le nord-est de la Sicile et le Molise. Au cours des siècles, on assiste à une évolution de cette réalité qui voit s’atténuer son aspect magico-orgiaque. La figure centrale du “tarantato possédé du démon” perd peu à peu de son importance, tandis que l’attention se concentre sur ceux qui l’entourent et qui devraient jouer un rôle thérapeutique et cathartique en jouant de la musique, en chantant et en dansant.

Le succès rencontré par le mélodrame dans toutes les couches de la population ne pouvait manquer d’influencer aussi la musique populaire, les chansons et, naturellement, les tarentelles, genre populaire par excellence. En Campanie et dans la zone de Naples, les tarentelles se sont affinées, ont perdu leur rudesse basée sur un rythme monotone et martelé, et ont réduit leur durée d’exécution habituellement très longue (jusque-là, cela pouvait durer des heures, voire des journées entières), en incluant toujours davantage d’éléments de lyrisme et de mélodie propres aux romances des mélodrames.

Il me semble, à présent, que l’on peut déduire avec certitude que la tarentelle napolitaine classique et moderne est le résultat d’une contamination entre la chanson populaire napolitaine, à caractère lyrique-romantique (et d’extraction mélodramatique) et la tarentelle traditionnelle avec laquelle, cependant, elle n’a que quelques éléments en commun – qui se limitent en pratique à la vivacité et à la rapidité de l’exécution. Pour le reste, elle s’en éloigne. Le tempo de la tarentelle « tarantata » ou « pizzica » en Basilicate est en général de 4/4, alors que, pour la tarentelle napolitaine, il est de 12/8.

De la Lucanie à l’Occitanie

Pour comprendre les raisons qui ont amené les grands-parents de Brassens à émigrer, il faut savoir qu’après l’Unité italienne, les conditions de vie dans le Sud de l’Italie et, en particulier, en Basilicate, s’étaient nettement dégradées en comparaison avec l’époque du Royaume de Naples.

Pour fuir la misère et la faim, les paysans qui ne possédaient ni terrains ni latifundium, c’est-à-dire l’immense majorité, n’avaient que deux possibilités : l’émigration ou le banditisme (plus précisément le « brigandage post-unitaire »). Les petits propriétaires terriens étaient à leur tour la cible à la fois des bandits et des forces de l’ordre. Les uns et les autres faisaient preuve d’une violence qui confinait à la férocité.

Les D’Agrosa qui étaient des gens paisibles décidèrent, par conséquent, en 1880, de « quitter l’ingrate patrie » et d’aller en France. Ils emportaient avec eux, outre leurs valises en carton, une petite fille nouveau-née et leur bagage culturel.

Mais de quelle culture peut-on parler en ce qui concerne les époux D’Agrosa qui étaient analphabètes et ne savaient même pas comment s’écrivait leur patronyme ? Pour eux qui ne savaient pas écrire, s’appeler « D’Agrosa », comme ils étaient enregistrés à Marsico Nuovo, ou « Dagrosa », comme ils seront enregistrés en France par les fonctionnaires français qui ne s’embarrassaient pas de détails, ne faisait aucune différence.

Les D’Agrosa, désormais installés à Sète, étaient isolés, sans défense et pensaient peut-être avoir tout raté. Dans tous les cas, c’étaient des perdants.

À Sète, ils n’avaient pas de famille, pas d’amis, pas de compatriotes de leur village : ils ne pouvaient bénéficier d’aucune chaîne de solidarité, ne pouvaient se prévaloir d’aucun clan dans lequel trouver un minimum de réconfort et de protection dans les moments les plus difficiles de solitude ou de chagrin.

Et, de tels moments, les D’Agrosa en ont vécus ! Il n’y a qu’à penser à la mort de quatre de leurs enfants. À chaque fois qu’un si triste évènement se produisait, c’était une double tragédie : à l’indicible douleur de l’éloignement s’ajoutaient le remords et la honte de n’avoir pas été en mesure d’assurer leur survie. Au préjudice était liée la crainte d’être moqués, accusés d’être de mauvais parents. Si pendant de longues années, personne, pas même leur famille, n’a été informé de la mort de ces enfants, les parents sentaient brûler en eux la honte de n’avoir pas su les sauver.

Quant à la perte des deux garçons, il faut y ajouter le sentiment de frustration qui dérive du fait de ne pas avoir été capables de prolonger leur lignée, celle qui porte le patronyme D’Agrosa qui, de ce fait, s’éteint avec eux à Sète.

Il n’existe pour ainsi dire pas de photos de la famille Dagrosa (dorénavant c’est comme ça que nous l’appellerons), excepté celles de la mère de Brassens qui bénéficia de la publicité engendrée par la célébrité de son fils. Moi, j’en ai quelques-unes. Deux d’entre elles représentent la fameuse « tante Antoinette » et une autre, vraiment très touchante, devrait remonter à 1904 environ : il s’agit d’un regroupement familial au complet. Il y a même l’arrière-grand-mère maternelle, Mariantona Matera (classe 1842 environ). Michele Dagrosa, à l’époque de cette photo, devait avoir 48 ans, et cependant il en accuse au moins vingt de plus.

Brassens est né en 1921, cinq ans après le décès de son grand-père maternel. Il en a entendu parler par sa mère mais on ne sait pas dans quels termes.

Qui sait s’il n’a pas voulu faire son portrait dans la chanson Pauvre Martin, composée dans sa jeunesse :

Avec une bêche à l’épaule,
Avec, à la lèvre, un doux chant,
Avec, à l’âme, un grand courage,
Il s’en allait trimer aux champs !

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps !

Pour gagner le pain de sa vie,
De l’aurore jusqu’au couchant,
Il s’en allait bêcher la terre
En tous les lieux, par tous les temps !

Sans laisser voir, sur son visage,
Ni l’air jaloux ni l’air méchant,
Il retournait le champ des autres,
Toujours bêchant, toujours bêchant !

Après avoir réglé notre dette à l’égard de ce héros modeste et grand à la fois qu’a été Michele Dagrosa, nous pouvons finalement reprendre, pour conclure, notre discours sur la tarentelle.

Ayant parlé précédemment de la tarentelle napolitaine, parlons maintenant de la tarentelle de Brassens qui, comme nous allons le voir, correspond à la tarentelle de Lucanie.

Pour cela, nous devons remonter à la deuxième moitié du XIXème siècle, quand naquit et vécut à Marsico Nuovo, en Basilicate, Maria Augustalia Dolce, grand-mère maternelle de Brassens.

Il est évident que Augustalia, enfant, avait été nourrie « au lait et à la tarentelle » parce que, dans cette région, les mamans font sauter leurs enfants sur leurs genoux au rythme de la tarentelle. Si cela semble être une plaisanterie ou une libre interprétation de ma part, je rappelle que chaque peuple, chaque région et leurs habitants ont leurs coutumes, leurs traditions, leur culture qui est transmise de génération en génération. Naturellement, Augustalia a fait sauter sur ses genoux, de la même manière et sur le même rythme, aussi bien sa première fille, Antonietta, née à Marsico Nuovo, qu’Elvira, la mère de Brassens, née en France. Et la chaîne ne s’est pas rompue car Elvira, à son tour, a fait sauter sur ses genoux son fils Georges.

Voilà donc l’origine des tarentelles de Brassens.

À la différence des tarentelles napolitaines (caractérisées par une accentuation de la ligne mélodique), les tarentelles de Lucanie et d’Apulie des Dagrosa (et donc de Brassens) ont un je ne sais quoi d’archaïque, car elles se basent presque exclusivement sur une monotonie musicale donnée par un rythme martelant et soutenu qui se prolonge presque à l’infini et dans lequel sont réduits à l’essentiel la mélodie, le contrepoint et l’harmonisation. Elles viennent, en outre, directement du rite du “tarantismo” ou “tarantolismo”, dans lequel le “tarantato” ou “tarantolato”, victime de la morsure maléfique de la tarentule, se laisse emporter dans le tourbillon du rythme incontrôlable et irrésistible de la tarentelle.

Pour Brassens, il n’en va pas autrement, bien au contraire : quand notre poète se sent libre et dégagé des conventions liées aux exigences du public (concertistes ou discographiques), dans ces moments où il est certain de pouvoir exercer son droit à la libre expression artistique (sans pour autant léser ou décevoir les attentes de son public ou de la maison de disques à laquelle il est lié), il se laisse entraîner dans le tourbillon du rythme pur, incontrôlé de la tarentelle, au point de faire penser qu’il joue le rôle du « tarantato » ou « tarantolato » d’un rite magique.

Les compétences démontrées par Brassens en matière de tarentelle semblent entourées de mystère, parce qu’il ne paraît pas possible qu’il soit entré en contact avec ce genre musical à travers des études ou des recherches.

Il ne suffit pas non plus d’invoquer ses capacités d’intuition, sa polyvalence, le caractère encyclopédique et boulimique de sa culture qui le portait à s’emparer des styles musicaux les plus divers. Même si cela est tout à son honneur et si c’est là un grand mérite de notre poète. Avant de fermer définitivement la parenthèse que j’ai ouverte sur “mon” Brassens, je tiens à rassurer les amis français sur le fait que, si j’ai voulu mettre particulièrement en évidence la question de la tarentelle chez le poète, cela ne veut pas dire que je veuille revendiquer une quelconque “italianité” le concernant, mais plutôt une influence aussi manifeste qu’émouvante et remarquable.

Giuseppe Setaro, Bergame, Italie, 2013

Traduction de V. Feiche et L. Tamussin

NDLR :

1 – Jacques Brel : “Si Sidney Bechet a enregistré La cane de Jeanne qu’on ne vienne pas me dire qu’il a interprété ça pour le texte”. 
René Fallet, son ami écrivain répondait à ceux qui accusaient Brassens de jouer toujours la même musique, qu’ils avaient “des oreilles de lavabo” !
2 – Giants Of Jazz : Eddie Davis – Harry Edison – Joe Newman – Cat Anderson – Dorothy Donegan – Moustache
3 – Entretien avec Philippe Nemo, France Culture, 1979

La famille maternelle de Brassens
La famille maternelle de Brassens, vers 1901-1904.
De gauche à droite : Elvira Dagrosa (future mère de Brassens) – Mariantonia Matera (l’arrière-grand-mère de Brassens, née en 1840 et mère de Maria Augustalia Dolce), Louise Fernande Dagrosa (tante maternelle de Brassens et sœur d’Elvira) – Michele Dagrosa (le grand-père) – Maria Augustalia Dolce (la grand-mère)

(archive photo : G. Setaro)